lundi 8 juin 2020

Mémoires Écolières. Le début de la guerre 40-45. Exode

C'est la guerre, ma guerre de jeune enfant
Le 10 mai j'ai presque 16 mois. Je ne serai pas soldat avant longtemps mais la guerre qui débute va tuer surtout des civils et tellement d'enfants. Je nais le 15 février 1939, 9 mois et 4 jours après le mariage de mes parents et leur voyage de noces à Paris. Denise Reuliaux et René Thielen se marient le 11 mai 1938, pendant les « saints de glace ». Mes parents ne restent pas longtemps de glace. Maman a été employée de banque, très douée mais comme elle était l’ainée de 4 enfants, il fallait travailler à 16 ans pour le budget d’une famille nombreuse. Papa était électricien, passionné des nouvelles inventions, né en 1906 au début de l’aviation. Il aurait voulu être pilote mais sa maman n’a pas voulu.

Mobilisation et dramatique début de guerre
Pas de souvenirs personnels avant 1942 mais on m'a beaucoup parlé de ce début de guerre. J’ai des photos de mon papa en militaire me tenant par les mains.
Mon papa est mobilisé suite à l'invasion allemande de la Pologne en septembre 1939. Comme il est "soutien de veuve", il a ma grand-mère à sa charge, on lui a donné une affectation proche de son domicile. Il est soldat à la GTA (Garde Territoriale Antiaérienne) et veille sur les canons de défense de l'aérodrome d'Evere (c'était avant Melsbroek et Zaventem) et rentre tous les soirs (en tram ou à vélo ?) à Etterbeek. Drôle de guerre.

Dès les premières attaques sur Bruxelles, au petit matin du 10 mai, sans déclaration de guerre (par un « moi d’abord » le ministre Spaak a rabattu le caquet de l’ambassadeur venu annoncer officiellement l’entrée en guerre de l’Allemagne, papa rejoint son unité. Tout est déjà détruit. Les Allemands ont longuement préparé l'attaque et même si les canons sont bien camouflés, des photos aériennes révèlent clairement les passages dans les herbes vers les lieux de tir. Et aussi, on parle de 5e colonne. Le nazisme a bien sûr ses admirateurs en Belgique.

Le commandant dit à ses hommes: "Comme nous ne pouvons plus défendre Bruxelles, nous allons aider à défendre Paris". En emportant des canons mobiles. Les Français sont nos alliés seulement depuis le matin du 10 mai parce que la "neutralité" de la Belgique a été bafouée pour la deuxième fois en 30 ans. Comme les armes lourdes antiaériennes ont été détruites autour de l'aérodrome, il faut trouver des armes pour la défense personnelle dans l’entourage de chacun. Mon papa, René Thielen, revient brièvement à la maison, 65 rue des Moissonneurs à Etterbeek, où ma grand-mère, née Léopoldine De Wolf, vit avec nous. Papa demande de pouvoir prendre le fusil Mauser hérité de mon grand-père Arthur Thielen, « percepteur des postes de première classe », à la Chaussée d'Anvers près de l’Allée Verte, un fidèle de la fonction publique. J’ai toujours son cachet à cire pour les plis postaux, aux armes du Ministère des Communications. Son autre arme de fonction est un Mauser, pour défendre l’argent du paiement des retraites et des dépôts à la caisse d’épargne. Ma grand-mère refuse de prêter le fusil : "c'est beaucoup trop dangereux". Et papa retourne sans arme à Evere, « ma maman n’a pas voulu ». La GTA se disperse un peu dans toutes les directions. Elle comptera pas mal de morts pendant la campagne de 18 jours. Papa a pris la bonne direction : la France. Avec option finale Montpellier.

Porte de Tervuren
Maman se retrouve seule avec sa belle-mère, dite « bobonne ». Elle aime bien cette appellation. Ma maman, Denise Reuliaux, attend un enfant pour le mois de juin. Mon jeune oncle Roger Reuliaux (15 ans mais presque 16) vient me chercher à Etterbeek, sans doute le 18 mai, pour m'amener chez mes grands-parents à quelques mètres de la gare de Schaerbeek. Il est à vélo et m’arrime dans un petit siège en osier sur le porte-bagage. Il descend la rue des Moissonneurs, parcourt l'avenue de la Chasse, contourne les plates-bandes de la place Saint-Pierre, grimpe l'avenue des Celtes. Et, à la porte de Tervuren, Roger Reuliaux et Paul Thielen rencontrent l'armée allemande faisant son entrée triomphale dans Bruxelles par la large avenue de Tervuren. Allée prestigieuse avec ses imposants marronniers qui aurait pu être conçue pour une telle armée victorieuse.


Etterbeek - Avenue de Tervueren
À 15 mois j'ai accueilli l'armée allemande à Etterbeek. Je ne voudrais pas déflorer la fin de l’histoire mais je la raccompagnerai le 4 septembre 1944.

L’Exode et la GTA
Les hommes de la GTA sont partis en colonne pour défendre la France. Au lieu de viser Paris, qui comme Bruxelles ne sera pas défendue, ils sont partis vers l'Ouest de la France en passant par Abbeville. Leur colonne s'étire sur des kilomètres et suit le même parcours que beaucoup de réfugiés de ce qu'on a appelé l'"Exode" (un film historique impressionnant a été proposé ce 8 juin 2020 sur RTBF 1). Des millions de fuyards néerlandais, luxembourgeois, belges, français ont vécu cet horrible cauchemar.

Pour la GTA et mon papa il faut traverser la Somme. Abbeville est un goulot d'étranglement. Autour du 20 mai 1940 Abbeville est attaquée et détruite par les terribles Stukas. Quand j'étais petit on les appelait "bombardiers en piqué" et on mimait leur attaque de la main en imitant leur terrible sirène. Comme à Bruxelles, les défenses antiaériennes ont été détruites préalablement et il n'y a plus d'avions alliés dans le ciel. Le ciel de Goering parle allemand. Personne ne sait combien de personnes sont mortes à Abbeville ces jours-là. Beaucoup de gens "de passage" disent les rapports.


L'avant de la colonne GTA franchit la Somme et essaie d'échapper à l'encerclement de l'armée allemande qui referme sa nasse autour de Dunkerque. Par différents ponts sur la Somme mais tous n’arrivent pas à passer. À un moment quelqu'un à l'avant demande "quelqu'un sait où est Thielen ?" On a répondu. "Il a été tué à Abbeville".



Pas de confirmation officielle. La plus grande confusion règne dans la ville où l'on a exécuté des citoyens ou résidents belges. Trois autocars belges ont évacué vers le Sud des suspects d'espionnage ou de collusion avec l'ennemi.
En mai 2020, stimulé par une équipe du journal télévisé de la RTBF, merci à Françoise Baré, j'ai retrouvé une version flamande d’archives de la GTA. Elles donnent jour par jour le parcours des militaires partis de Bruxelles vers le sud de la France. Avant le 28 mai, le roi des Belges n'a pas encore capitulé mais Pierlot à Londres a de bons rapports avec le gouvernement français. 

Naissance de ma sœur Annie, orpheline
L'information sur la mort de mon papa est remontée en Belgique. Ma maman se voit veuve de guerre, elle se prépare à donner le jour à un enfant orphelin. Les amis de papa, ceux qui n'étaient pas descendus vers le Sud de la France (avec les CRABs, des jeunes de 16 ans à 35 ans que le gouvernement belge voulait préserver du recrutement par les Allemands), ont offert une messe à la mémoire de mon papa. 
Rue Baron Lambert
Le 22 juin ma maman accouche d'une fille à « Baron Lambert ». Mes parents ont prévu de l'appeler « Anny » si c'est une fille. Mon papa est très anglophile. Pendant la guerre 14-18, sous le feu des Allemands qui venaient de prendre Anvers, le « réduit national », en octobre il avait été évacué en catastrophe de Nieuport vers Folkestone sur la côte anglaise, près de Douvres. Il passa la guerre dans l'« école belge » ouverte en ce lieu.


Un réfugié de 7 ans comme on en voit encore des milliers à la télévision. À la maternité Baron Lambert maman avait dû se contenter de la salle commune car elle était sans ressources. Et ma sœur ne s'appellera pas Anny comme ses parents l’ont prévu. Ma maman craint d'être repérée par les Allemands en donnant un prénom anglophone à son enfant. On la déclare comme Anne-Marie ce qui nous permet de l'appeler familièrement Annie depuis 80 ans, ce sera le 22 juin 2020.

Le 22 juin 1940 c’est aussi pour les Français le pénible armistice de Rethondes, dans le wagon qui avait vu l’humiliante reddition allemande en novembre 1918.

Le sort des soldats. Exil à Limoux Carcassonne
En réalité mon papa n'est pas mort. Ceux qui ont réussi à franchir la Somme se regroupent. Ceux qui étaient à pied ou à vélo ( !), sont mis sur des trains pour Montpellier. Il n’y aura qu’un seul mort à Orcet, près de Clermont-Ferrand. Son groupe militaire, la GTA, est allé jusqu'à Carcassonne, et même jusqu'au Limoux du coin. L'armée belge a arrêté le combat, le 28 mai 1940.



Les survivants en zone française « libre » ne se sont pas désignés aux Allemands pour devenir prisonniers de guerre. En Belgique les Allemands (on disait les Boches) ne savaient pas toujours que faire de leurs prisonniers qui s'enfuyaient à la moindre occasion, en faisant mine de rattacher leur lacet ou d'aller embrasser leur vieille maman.

Un de mes oncles avait échappé au Stalag en s’enfuyant dès Bruxelles, un autre, Frans (François), fut libéré un peu plus tard lorsqu’Hitler libéra les soldats flamands et ceux qui réussissaient à le faire croire. L’oncle Frans me raconta qu’un officier allemand faisait le tri en mettant des objets sur une table et en demandant leur nom en flamand. De purs francophones, bons élèves, réussirent l’épreuve malgré leur accent très « deftig » pour prononcer « potlood » et purent rentrer chez eux. Hélas un vrai Flamand de Bruxelles dit à l’Allemand « dat ? t’is ne craiy’onne » meneer den officier. Retour au camp pour lui jusqu’à la fin de la guerre.

Après quelques semaines dans le sud de la France, les exilés ont estimé que les Allemands ne sont plus amateurs de prisonniers. La tension est montée entre certains Français et des Belges. Parfois appelés les « Boches » du Nord, et Léopold III traité de « roi félon ». Beaucoup de Belges de l'Exode remontent vers la Belgique, quelques-uns restent sur place ou vont vers l’Angleterre, ou ailleurs. Papa profite du flux et rentre discrètement à la maison. Mon hypothèse est qu'il a profité du rapatriement massif, 100.000 jeunes, des CRABs de la fin juillet à la fin aout 1940. Des anciens des CRABs, parmi lesquels il y avait de nombreux scouts, m'en ont parlé quand j'étais petit. Ils étaient revenus un peu ébaubis de leur séjour de plus de 2 mois. Le but des CRABs, Centres de Recrutement de l’Armée Belge, était de mettre à l’abri les jeunes gens à partir de 16 ans pour qu’ils ne puissent pas être mobilisés par l’occupant. Ils pensaient à un scénario de type 14-18 avec un front stable dans le Nord de la France et l’hypothèse de quelques années de guerre. Cela ne s’est pas passé ainsi. Pour certains CRABs ce fut une expérience enrichissante, avec travail à la ferme, exercice physique (l’« hébertisme » était un peu leur religion), organisation à la scoute… à l’époque les scouts mettaient leurs foulards et prenaient souvent les choses en mains, avec ou sans compétence. Mais en d’autres endroits les CRABs furent considérés comme suspects et « confinés » derrière des barbelés. 

Tout ce monde, plus de 100.000 personnes donc, remonte sur la Belgique occupée, dans le cours du mois d’aout. Certains deviennent résistants, d’autres collabos, ou profiteurs de guerre. La plupart vivent un patriotisme tranquille. Prenant des risques ou assurant la vie quotidienne de leur famille et du pays.

Travailler pour les Allemands
Pour ne pas risquer d'être envoyé en Allemagne papa trouve du travail comme électricien automobile dans un garage de camions allemands chaussée de Wavre 1072, à Auderghem, près de la Chasse royale.


Il m'a dit que les ouvriers belges faisaient parfois de petits sabotages. Mais rien de spectaculaire car un camion qui aurait connu une panne peu après son passage au garage Matinauto aurait entraîné des représailles. Et au moment de la Libération non plus on n'a pas bloqué la fuite des camions. En septembre 44, j'entendis surtout la phrase "Plus vite ils sont partis, mieux c'est".  


Vers les autres chapitres 
Voilà. En mai 1940 j'ai vu passer Porte de Tervuren l'armée allemande triomphante. En septembre 1944, au carrefour de la Chasse, j'ai vu sa fuite honteuse et l'arrivée libératrice des Alliés.
Et le 8 mai 1945 nous descendrons en ville sur la Grand Place et les boulevards pour fêter la capitulation.
Depuis 70 ans nous jouissons de la Paix européenne, "Pax europeana". Pour la Belgique, la France, et l’Italie, l’Allemagne… tant d'années sans guerre et dans une Europe plus unie, cela n’était pas arrivé depuis 2000 ans.

Paul Thielen
Dernière mise à jour 8 juin 2020
À suivre les autres parties de mes Mémoires Écolières pendant la guerre.
2e L’occupation.
3e Débarquement. Armistice. Capitulation
4e Les premières fleurs de la Paix