vendredi 6 juillet 2012

Mémoires louvetières


MÉMOIRES LOUVETIÈRES
Il y a 65 ans, en 1947, je vivais mon premier camp louveteau avec la 7e, unité scoute d’Etterbeek. Nous partions pour Wespelaer, entre Malines et Louvain. Trajet en tram vicinal avec une plaque de destination : Haacht. Le matériel et les provisions faisaient la route en camion. À l’époque il n’était pas rare que des unités scoutes partent au camp en emportant tentes et matériel dans une charrette tirée à bras. En 1947, année si proche de la guerre, on ne trouvait pas facilement de nourriture. Le régime de cartes et de timbres de ravitaillement restait en vigueur. Et dans l’invitation au camp envoyée aux parents, outre le prix du camp, il y avait une longue liste : autant de timbres de pain, autant de timbres de viande, peut-être des timbres pour les œufs… Et pour les produits rares on devait amener en nature : bacon, gruau d’avoine, … Le local de la rue Bruylants devenait souk : bureau de réception et de rangement des timbres de couleur et sur le sol une vaste épicerie avec des boites de gruau hétéroclites (Quaker Havermout, et emballages variés) et des tranches de viande rose, brune.

Ce local souterrain, je l’avais découvert par les hasards de la guerre. Au temps de la Libération de Bruxelles (voir le vitrail de l’église de la rue de Tervaete), j’étais entré en première primaire à l’école de la rue Bruylants. À la première récréation nous avions ouvert nos boites à tartines et en rentrant à la maison j’ai dit « maman j’ai vu quelqu’un qui mangeait du pain blanc ». Elle m’a répondu : « ses parents se sont sans doute enrichis en faisant du marché noir ». La guerre n’était pas finie et régulièrement la sirène d’alerte nous envoyait dans les caves pour nous protéger des bombes et des V1. En explorant la cave de l’école, à l’insu du « maître », j’ai pénétré à quatre pattes dans un lieu magique, peint d’animaux étranges, avec des bancs de bois pour petits nains. Après la fin de l’alerte (j’ai encore dans l’oreille cette sirène lamentation de délivrance, on n’est pas encore morts cette fois-ci) je suis remonté en classe et j’ai oublié le chemin secret de la salle aux nains. Plus tard j’ai vu que c’était le local des louveteaux.
Lorsque j’eus 8 ans, début 1947, je pus enfin faire partie de la meute. Pourtant j’avais vécu dans le scoutisme avant d’être né. Mon papa réfugié en Angleterre pendant la guerre 14-18, après avoir risqué la mort à 8 ans à Nieuport en prenant les derniers bateaux sous les obus allemands, avait connu le scoutisme à Folkestone. En 1919 il retrouvait ses parents restés à Bruxelles et fit bientôt partie de la 21e unité à Notre-Dame de la Chapelle. Il resta dans le scoutisme avec ses amis des années 20 jusqu’à son décès en 1986. On disait alors « scout un jour, scout toujours ». Le scoutisme créa une branche de routiers mariés, appelés aussi routiers maitres puis fraternité de route. Avant d’être né, en l’été 1938, je fis mon premier camp scout sous tente, blotti dans ma maman. Après la guerre, nous participions à des grands camps avec tous les enfants du groupe de nos parents. 74 ans après mon premier camp, et il y a quelques jours encore en ce mois de juin 2012, les survivants se sont retrouvés, comme trois ou quatre fois par an.
Le scoutisme sort de la guerre glorieux et lourdement blessé. Beaucoup de scouts et de routiers résistants, torturés, réfractaires au travail obligatoires, déportés, morts. La meute où j’entrais portait le nom d’Albert Deru, une de ces victimes et nous continuions à porter le poids de ce passé récent. Mais alors que la guerre 14-18 s’était continuée par des décennies de vengeance, le scoutisme a très vite dit la réconciliation. Dès la Pentecôte 1946 le feu de Pentecôte rassemblait à Foy-Notre-Dame des routiers, les vainqueurs et les vaincus. Près de Dinant dans le village même où s’était arrêtée la jeep la  plus avancée de l’Offensive allemande sur les Ardennes. Ce feu que nous avons veillé c’était les premières flammèches de l’Europe. Et pour le scoutisme mondial ce fut le Jamboree de Moisson, le seul Jam en France, le "Jamboree de la Paix".
Quand je fis mon entrée à la Meute de la 7e (il n’y avait alors qu’une seule meute mais deux troupes, Faucons et Sangliers) c’était un peu des retrouvailles. Le local était déjà en contrebas de la cour de l’école. Des coins, aux différentes couleurs des sizaines, étaient disposés régulièrement sur le mur du fond. Noir, Jaune, Rouge, Bleu, … Les chefs ou les sizeniers formaient-ils une sizaine peut-être les Blancs (avec peut-être les seconds de sizaines) ? je ne sais plus. Y avait-il des Bruns ? Mais je me souviens bien que peu après mon arrivée on a peint dans le local le grand dragon du Lotus Bleu. Pour moi c’était l’amitié de Tintin et de Chang. Mon sizenier Pierre Sterckx (qui était né vers 1935) devint plus tard un des plus illustres tintinologues du monde et ami d’Hergé. Un mois (de mai ?) on créa des prix du sourire. J’obtins le prix du louveteau le plus souriant et fut totemisé « Rikki-Tikki-Tavi, la mangouste du Livre de la Jungle qui ose attaquer les cobras » et ma sizaine des rouges obtint un fanion. Ce devait être un fanion en forme d’écu, d’une substance blanche inconnue, trouvée dans un avion allié abattu dans les environs de la forêt de Soignes. Plus tard on sut que ce matériau mystérieux  s'appelait « plastique ».
Ce local était souvent assez sombre. Il me semble que les vitres des fenêtres étaient chaulées. Lorsque les loups se retrouvaient pour la messe de minuit à Noël (à cette époque l’église était pleine à craquer et il n’y avait même plus de place debout), on faisait un petit souper vers 19 heures et ensuite le local se transformait en dortoir parce que les jeunes n’avaient pas vraiment l’habitude d’aller coucher tard. Certaines réunions commençaient par la monstration des 5 objets du louveteau (crayon, carnet, mouchoir, ficelle, dizainier (un chapelet en roue dentée marquant 5 « je vous salue marie »)). Lieu de tous les jeux d’intérieur. Sans doute ne pratique-t-on plus le jeu dont le sommet était l’annonce « la jungle est agitée ». La base du jeu était de défier à la lutte un autre louveteau. Le gagnant pouvait se rasseoir pendant que le perdant désignait un nouveau challenger. Il pouvait choisir aussi de déclarer « la jungle est agitée » qui autorisait une bagarre générale.
Beaucoup de jeux très physiques. Plus encore chez les scouts. Le fameux « kikoukenakblok j’arrive » (orthographe phonétique) où on se jetait sur une rangée de garçons penchés les uns derrière les autres de façon à réaliser la plus importante pyramide de corps. Dangereux. J’ai encore le souvenir de ce jeu de quatre coins où l’on se faisait "fusiller" (cela faisait très mal) par des balles de tennis lancées à toute force. Il y avait des jeux plus paisibles. Un jeu où l’on traçait des cercles sur le sol et qui étaient des zones refuges contre les touches des chasseurs. Et le "roi entre les barres", venu tout droit du Moyen-Âge.
À l’époque les écoles paroissiales de filles et de garçons étaient encore séparées par un mur. Lorsqu’une balle passait le mur on faisait un « poentje », une courte échelle pour permettre le passage d’un récupérateur en territoire inconnu.
On chantait beaucoup à cette époque. C’était vrai aussi dans la vie civile, par exemple pour les ouvriers du bâtiment. Dix petits négrillons, au fond de l’océan les poissons sont assis.
Une fois par an, c’était la grande fancy-fair de la paroisse. Le vicaire Jacques Hemeleers consacrait l’essentiel de son apostolat à récolter des lots auprès des riches familles de son entourage, des entreprises catholiques, et des bienfaiteurs pour lesquels on n’oublierait pas de prier. Les assiettes mal cuites finissaient au « ménage de Caroline » où l’on pouvait à l’aide de balles dures assouvir ses pulsions de destruction ménagère. Les beaux lots étaient répartis grâce à un vogelpik sur la Roue de la Fortune. Il y avait bien sûr les « disques demandés ». Dans les années 50 il y avait les musiques de la Libération : « It's A Long Way To Tipperary », « Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried », « Etoile des neiges », « Ma cabane au Canada » et les inoubliables de Glenn Miller dont "In the Mood" vibre encore dans nos têtes.
Une année il y eut une activité extraordinaire : la Poste volante. À l’entrée dans la cour (au bas de l'allée actuelle) se trouvait sur la droite un bureau de poste. On pouvait y prendre un numéro que l’on épinglait sur soi. Des petits louveteaux déguisés en facteurs se chargeaient d’acheminer des messages. On allait au bureau de poste choisir une carte illustrée (fournie sur les vieux stocks de fin de guerre du libraire de l’avenue de l’Armée), on écrivait un message, on indiquait le numéro du destinataire, un des postiers parcourait la cour en tous sens à la recherche du ou de la destinataire et remettait la missive. Ce pouvait être « il est l’heure de rentrer à la maison » « ou mademoiselle vous êtes très jolie, voulez-vous venir boire un verre avec moi au bar ? »
À cette époque les immeubles de la Place du Roi Vainqueur n’étaient pas encore construits mais l’emplacement des caves était déjà creusé depuis l’avant-guerre. Côté Rinsdelle il y avait un déversoir assez sauvage qu’on appelait « steut ». Je suppose que cela vient de « storten ». On parlait beaucoup bruxellois dans l’unité. Les spécialistes étaient les frères Amand, grands maitres des volets mécaniques. Un jour on a posé quelques pierres entre la rue de Tervaete et la rue Bruylants. Certains disaient c’était pour une prison, d’autres pensaient à une nouvelle maison communale. Ce fut un monument à Louis Schmidt.
Ce quartier reste passionnant surtout grâce à sa mixité sociale. Parmi les scouts et les chefs certains travaillent comme ouvriers parfois depuis 14 ou 16 ans. Il n’y avait pas de patro dans le coin et le scoutisme accueillait donc plus de diversité qu’ailleurs. Dans les années 40 il y avait encore pas mal de traces d’un passé rural. Quelques champs de blé. Des restes de fermettes, des ânes rue Général Tombeur… Pour téléphoner de la rue des Moissonneurs à la rue Général Henry on passait par la demoiselle du téléphone en tournant une manivelle pour mettre du courant. Et la proximité relative de la Forêt de Soignes.
Quand nous allions en forêt c’était parfois à pied en passant par les champs de blé du Bemel, le Parc de Woluwe, … ou en prenant le tram 25, 35 ou 31 (qui allait de la porte de Tervuren à Boitsfort en passant par le Boulevard du Souverain, les rails enlevés plus tard ont été remis récemment). Pour Tervuren on descendait à Auderghem-Forêt et on allait à pied jusqu’aux Quatre-Bras pour éviter le supplément extra-urbain). Il nous arrivait de traverser sans problème la route du Mont-Saint-Jean ou la Nationale 4 où passaient tout de même quelques voitures.
Et aux grandes vacances il y avait les camps. Toujours autour du 21 juillet. Le 25 juillet, Jacques Hemeleers offrait la tarte. Quelques souvenirs de camps. Baudémont près d’Ittre. Une atmosphère lourde sur le château qui nous accueillait. Haut-lieu de la résistance. Des morts dans la famille suite à une dénonciation par des gens de Nivelles. Anecdote. Pendant un jeu de nuit un chef qui portait un louveteau sur les épaules a cru marcher sur le prolongement d’une prairie mais c’était la surface d’un étang.
Bevingen près de Ninove. Un souvenir : des animaux échappés de la pâture, sans doute à cause d’une clôture laissée ouverte par les gens du camp...
Glabais 1950. La vision d’une moissonneuse batteuse. On était habituée aux moissons à la faux. Nous sommes partis au camp dans un camion à charbon bien nettoyé. La Belgique vivait au bord de l’insurrection autour de l’affaire royale. Partout gendarmes, fusils chargés. Des clous à quatre points jetés par les manifestants sur les routes.
Moments des réunions. Il y avait deux réunions par semaine. En semaine le jeudi après-midi (de 17 à 19h ?). Les écoles étaient ouvertes le samedi matin et le jeudi après-midi permettait de souffler au lieu du mercredi actuellement. Le dimanche réunion sauf le 4e réservé aux réunions en famille ou pour moi aux réunions scoutes avec le groupe des parents.
Dimanche à 8 heures. Messe. L’unité se mettait du côté droit de l’église, face à la chaire de vérité. À hauteur du confessionnal où se trouve toujours le nom de l’abbé Preillon et des vitraux de la pêche miraculeuse et de la Libération de Bruxelles. Une fois par mois. Bassin de natation. La couque en face. Réunion l’après-midi ou toute la journée. Le dimanche soir nous étions parfois invités à un Monopoly chez le vicaire Jacques Hemeleers, rue de la Grande Haie. Les frères des écoles chrétiennes habitaient le logement siamois.
Après 4 ans il fallait bien « monter » chez les scouts. La Troupe du Faucon avait été incorporée dans celle du Sanglier. La cérémonie se passait souvent dans la cour devant les locaux, face à la plaque commémorant la création de l’unité (j’étais présent à l’inauguration de la plaque de 1951 pour les défunts au coin du bâtiment, il y a près de 60 ans).

On chantait « Tu fus-z-hier un bon louveteau, oh, oh » Et on se retrouvait dans le superbe local du Sanglier avec ses parures de chef indien, avec du vrai cuir. On nous disait que c’étaient les plus beaux locaux de la FSC. La 7e était célèbre aussi pour la qualité de la formation de ses chefs, sa participation à la création du camp permanent de La Fresnaye, par la présence de routiers comédiens.
Nous quittions l’univers du Livre de la Jungle. Avec son réservoir de totems de chefs. Nous avons eu un Mang quand les apparitions de Pierre Laroche (futur metteur en scène) se firent plus discrètes. Un Rama pour un costaud épisodique, un Frère Gris pur un conseiller spirituel complétant Père Loup. Un Wontolah pour un célibataire rare.
Un langage de chasseurs. Lorsqu’un de nos chefs se mariait j’étais souvent le louveteau chargé de donner le cadeau de la meute aux nouveaux époux. Et la dernière phrase était : « Bonne chasse, Akéla, Bagheera, Kaa… ». Avant d’embrasser la mariée.
Dans le scoutisme catholique on avait complété l’animalerie de Rudyard Kipling par celle du loup de Gubbio et de François d’Assise. Kipling et Baden Powell, symboles puissants de l’Empire britannique étaient adoucis par la douceur du Saint de l’Ombrie. Maintenant je me dis que si BP vivait encore il serait accusé de crimes de guerre pour avoir engagé des enfants soldats au siège de Mafeking.
Après la Jungle et l’Italie, nous entrions dans le monde des Indiens et de la Collection Signe de piste. Chez les louveteaux on nous racontait des histoires enfantines (un vieux chef de Saint-Gertrude, le Fontenelle prof célibataire à Saint-Boniface) racontait à chaque fin de réunion l’histoire de Petit Pierre, des milliers d’épisodes). On nous proposait à la veillée l’univers mâle de la Collection Signe de piste.  L’épopée du « Le relais de la Chance au Roy ».
 
Au bout de la carrière scoute nous étions devenus spécialistes de disciplines anciennes : les nœuds (y compris le nœud de carrick, nœud de chaise anglais, nœud de chaise double), du Morse, du Sémaphore, des signes de piste.
Dans la liste des signes, après les obstacles à franchir et les messages à trois pas, le dernier était : « Rentré au camp, rentré à la maison ». Je trace un cercle au bâton sur le sol terreux de cette mémorance, et je pose au centre un « caillou blanc ». En souvenir de ceux qui ont achevé la route.
Et je prononce un nom, celui d’un ami qui était le boute-en-train de la cour dallée de la rue Bruylants. Il est parti vers les 20 ans, emporté lentement par la drogue, sans que sa famille ni ses amis ne puissent le retenir. Je redis son nom avec frémissement, Paul Sterckx, Gerboise. Il habitait rue de la Grande Haie à deux pas du local. Et je pense à tous les destins singuliers de tous ceux qui furent pattes tendres à la septième.
De tous les mots écoutés pendant ces 4 ans de meute, entre 1947 et 1951, dans le local du sous-sol, celui que j’entends encore c’est le maitre-mot de Chil, le milan (on a dit vautour dans des adaptations) messager de la jungle. Quel message pour vivre en humanité !

« Nous sommes du même sang toi et moi »

Paul THIELEN.
Totem louveteau : Rikki(-Tikki-Tavi)
Maki chez les scouts


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Lors du grand rassemblement à Louvain-la-Neuve j'ai appris que le maître-mot de Rikki la Mangouste était "Cherche et trouve" ce qui correspond bien à mon travail de chercheur. Wikipedia la dit "Spontanée, battante, gaie". Très bien aussi. 

Fondation de la 7e BP : 1926 ou 1929 https://www.lesoir.be/art/%252Fun-anniversaire-charge-d-histoire-et-de-scouts-a-etterb_t-19961018-Z0CRPD.html 




2 commentaires:

  1. merci Paul pour ce long et fabuleux reportage sur la 7e BP,dont je fus membre de 1939 à 1954.J'espère que le staff actuel apréciera...pour ma part,j'ai écrit à leur adresse-mail,il y a 2 mois,en évoquant aussi qq souvenirs pour les archives...mais jamais eu de réponse ! A se revoir fin Avril…? amicalement.Jacquy-Hermine-Bagheera,Akéla.

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  2. Cher Maki, (et cher Hermine qui me lirez peut-être aussi),

    Merci pour ce texte émouvant et surprenant !
    Quel formidable lien que ce scoutisme que nous avons la chance de partager !

    J'espère vraiment vous rencontrer à notre fête du 90ème pour encore plus d'anecdotes...

    amicalement,
    Galago-Won'tolla-Manon (qui a la chance de faire partie du staff d'unité actuel)

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