mercredi 16 septembre 2009

5 et 6 juin 2004. Mémoire du débarquement

À mes collègues enseignant(e)s impliqué(e)s dans la formation des enfants du préscolaire, et au dessinateur Royer. Au début mai 2004, je visitais, comme formateur de futures enseignantes d’école maternelle, des étudiantes stagiaires dans une école du village de Ransart, près de Charleroi. Dans une classe d’enfants de 3 ans, je venais de renouer le lacet d’une petite fille, et une autre enfant a passé la main sur mon front en remarquant : « Tu as des vagues là ». Dans 26 jours je serai retraité et j’ai reçu là un extraordinaire cadeau. Chaque fois que je verrai mes rides dans le miroir, je me dirai : « tempête en mer », « marée d’équinoxe ».

Mais cette nuit du 5 au 6 juin 2004, les vagues qui dansent devant mes yeux sont celles d’Omaha Beach, et des autres plages du débarquement de 1944.

Juin 2004, c’était mon dernier mois à l’école gardienne, ou au jardin d’enfants, comme on disait alors. À Etterbeek Sainte-Geneviève, une école de religieuses françaises. Ma maîtresse était sœur Henriette. Elle nous apprenait à lire et écrire (les psychopédagogues n’avaient pas encore mis d’interdit) sur des ardoises en carton, avec des touches emballées de papier. Garçons et filles s’initiaient au tricot, au picotage, à la charpie, au crochet, au point de croix… aux comptines, aux danses, aux récitations, aux chansons à gestes, … Une guerre qui n’en finissait pas. Dans le quartier, quelques mois plus tôt, le 7 septembre 1943 à 9h51, il y avait eu un horrible bombardement : 342 civils tués. J’avais 4 ans et demi mais je m’en souviens comme si c’était hier. Je vois encore les bombardiers américains très haut dans le ciel, comme des petites croix. Toutes les maisons écrasées dégageaient une horrible poussière, une poussière que j’ai revue lors de la destruction des tours de New York. Maman était affolée. Elle craignait que papa, qui était obligé de travailler comme électricien sur des camions allemands, ait été atteint.

Mais pendant une guerre on s’habitue à la mort. Il fallait bien passer devant les maisons dont il ne restait plus qu’un escalier accroché à la maison voisine. On avait eu faim mais surtout froid. Chaque hiver nos mains et nos pieds étaient crevassés d’engelures. Même les enfants vivaient dans la crainte des soldats ennemis. Les hommes de la Gestapo qui arrêtaient les trams, faisaient descendre tout le monde. Maman nous disait de mettre nos mains dans nos poches pour empêcher que « les résistants » n’y mettent des revolvers pour les cacher des Allemands avant la fouille. Je me souviendrai toujours de ces passants plaqués contre un mur du carrefour de la Chasse, les mains en l’air. Et j’ai encore dans les oreilles les bruits de bottes des patrouilles de nuit, et le hurlement des sirènes qui nous faisaient courir à la cave ou aux abris… À l’école gardienne nous nous réfugiions dans les sous-sols pendant que les avions passaient au-dessus de nos têtes. Parfois nous recevions du « Secours d’hiver » des cadeaux princiers : une petite tablette de chocolat et une fois un fruit au parfum inconnu, jaune, taché de points noirs : une banane. Chaque fois que j’en mange une, je pense à cette espérance de bonheur.

Et ce 6 juin 1944, Radio Londres a lancé son incroyable nouvelle : « ils ont débarqué en Normandie ». Dans beaucoup de familles, on a affiché au mur une carte de France ou d’Europe et piqué des épingles à tête de couleur. À chaque bonne nouvelle, on déplaçait les épingles. Des nouvelles des radios suisses, de Léopoldville ou de Londres (ça commençait par pom pom pom pom, le début de la 5e symphonie, et Paul Lévy disait quelque part « on les aura les Boches ») Victor de Lavaleye comme le V. La radio « embochée » de Bruxelles donnait aussi de précieux renseignements en parlant de victoires allemandes, mais des victoires de plus en plus proches de nous. Cette carte je l’ai vue avec une émotion de larmes dans Le Soir de ce 5 juin, un dessin de Royer en hommage à ses parents. Sans doute tous les petits enfants de cette époque se sont-ils reconnus devant la carte de France punaisée au mur, la miche de pain noir, les tasses d’ersatz de café et le poste de radio SBR. Merci Royer.

Trois mois plus tard, j’entrais à l’école primaire, et c’était la Libération de Bruxelles : les drapeaux fraîchement teints, les lampions, les jeunes filles sur les jeeps et les chars. Le chocolat Cadbury, le Coca, le cheming-gum… et surtout ce mets inconnu des enfants de la guerre : la Liberté. Aujourd’hui que tant de peuples vivent sous des occupations ou des guerres sans fin, en Palestine, en Tchétchénie, en Irak, au Congo… j’aimerais que pour eux aussi il y ait un Débarquement, une Libération et une Paix.

C’est le plus intense souhait d’un petit garçon qui vivait il y a 50 ans son dernier mois d’école maternelle, et qui vit aujourd’hui son dernier mois de formateur d’enseignantes de ce qui est devenu le préscolaire. Et comme on chantait en ce temps-là : « qu’est ce qu’on attend pour faire la fête, qu’est ce qu’on attend pour être heureux ?».

Paul Thielen. 5 et 6 juin 2004.

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