mercredi 16 septembre 2009

Septembre 1944. Mémoires d'un élève de 5 ans

3 septembre 2009.
Les 3 et 4 septembre 1944, il y a juste 65 ans, je quittais le "jardin d'enfants", comme on disait alors, et j'entrais en primaire. J'avais 5 ans, et demi, comme précisent souvent les enfants.
J'habitais Etterbeek, près du Carrefour de la Chasse. Le 3 au soir, un side-car britannique s'était aventuré jusqu'à la maison communale [une petite conversation avec Philippe Moureaux qui habitait de côté-là a précisé un jour mes souvenirs] . Les Belges avaient sorti leurs drapeaux mais les Britanniques constatant qu'il y avait encore des Allemands derrière eux, ont fait prudemment demi-tour.
Et chacun a rangé son drapeau jusqu'au lendemain. A moins que mon oncle Ernest et ma tante Louise qui habitaient rue Général Leman, entre l'avenue d'Auderghem et l'église Sainte-Gertrude, n'aient laissé le leur au premier étage de leur salon de coiffure.
La photo de leur drapeau est dans les livres d'histoire.
Toute la nuit du 3 au 4 nous avons préparé des drapeaux. Les gens sacrifiaient leurs draps de lit. Les teinturiers et les droguistes (le nôtre était sur le carrefour de la Chasse) faisaient des affaires. Les boutiques qui affichaient "deuil en 24 heures" fournissaient les bandes noires. Le jaune et le blanc étaient plus difficiles à trouver. On coupait, on déchirait, on cousait.
Les enfants composaient des drapeaux avec des crayons de couleur. Les pages de couverture intérieures du Petit Larousse offraient une aide précieuse. Mais on connaissait les variantes. Au milieu du drapeau français, on traçait pieusement la croix de Lorraine. Les drapeaux les plus difficiles : le canadien, l'anglais (avec son système de 3 croix à mettre dans le bon ordre). Le drapeau américain avec ses 48 étoiles et ses 13 bandes. On n'oubliait pas les pays occupés : Pays-Bas, Luxembourg... Encore une promesse de liberté. Pas de souvenir de drapeau soviétique mais il devait y en avoir car un peu plus tard chez un de nos libraires, une affiche annoncera : l'Armée Rouge arrivera la première à Louvain.
Nuit de folie. Papa préparait de petites lanternes à pendre sur une ficelle d'un côté à l'autre de la rue des Moissonneurs.
Nuit étrange par rapport aux nuits de guerre. Pendant la guerre chacun s’enfermait chez lui. On calfeutrait portes et fenêtres pour éviter que ne s’évade le moindre rayon de lumière. Des "stores" noirs devant chaque fenêtre. On les complétait par des bandes collantes obscures. Rien de comparable avec nos rubans scotch cristal. Si on oubliait d’éteindre le hall d’entrée un monsieur casqué, de la défense passive (cela me fait penser aujourd’hui aux maisons énergétiquement passives) venait donner un petit coup de sonnette. Dans mes souvenirs je le vois avec un seau de sable (pour étouffer des flammèches ?) Dans les rues de la guerre, trams et voitures occultaient aussi leurs phares par un cache seulement balafré d’une étroite ouverture verticale (ou en cas d'alerte roulaient tous feux éteints. La nuit c'était aussi les nuits de bombardements. Les sirènes réveillaient la maison. On ne courait pas à l’abri comme pendant le jour (il y avait pourtant un abri à 100 mètres de la maison, sous le cinéma Léopold, un long escalier descendant profondément dans le sol où m’on retrouvait les voisins). La nuit donc, à l’alerte de la sirène, on descendait à la cave sous une plaque de béton de quelques mètres carrés. On se retrouvait là pendant de longues minutes sous cet abri précaire. Je pense que ma grand-mère, décédée peu avant la Libération, restait dans sa chambre deux étages plus haut. Chacun choisissait : la recherche de sécurité ou le confort du lit. En hiver la maison était glaciale, on ne chauffait qu’une seule pièce, jusqu’à 17 degrés lorsque quelqu’un était malade.
Les nuits de guerre j’avais crainte de laisser ma fenêtre ouverte car j’avais peur des « réfractaires », des jeunes hommes passant leurs nuits à fuir les Allemands qui voulaient les faire travailler très loin. « Réfractaires » et « résistants », des amis que l’on craignait.
Mais cette nuit du 3 au 4 septembre, la peur était tombée. On préparait la joie du lendemain, l’arrivée de cette vague de libérateurs débarquée en juin sur les côtes de Normandie et dont sur des cartes affichées dans les maisons on suivait les avancées à l’aide de petites épingles drapeaux. Dans le Soir d’il y a quelques années, le dessinateur Royer a saisi d’un coup de crayon magique l’intérieur de nos maisons d’alors.
J’avais déjà écrit il y a 5 ans ma mémoire de petit enfant de guerre. Cela devient loin. J’écris avant d’oublier. Je dépose cela dans les vagues du web.
(à suivre)

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